INTRODUCTION
La littérature est art et langage : c'est un système esthétique -- le texte -- impliquant un registre rhétorique de genres, de styles ou de figures et un régime socio-historique -- l'archi-texte -- impliquant un récit constitutionnel (ou un parcours), qui inclut lui-même un discours institutionnel. Qui dit art dit technique; qui dit langage dit grammaire; qui dit technique et grammaire dit tekhnê : poiêsis et physis. Le système esthétique fait de la littérature un art; le régime socio-historique en fait un métier : la littérature devient un art quand les artisans deviennent des artistes; mais c'est l'origine de l'(oeuvre d')art qui est l'origine des artistes.
Martin Heidegger : «L'origine de l'oeuvre d'art» dans Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard nrf (Classiques de la philosophie). Paris; 1962 [1950] (320 - 2 p.) [p. 11-68].
Sans admettre qu'il faille parler d'art chez les Grecs ou chez les Égyptiens et surtout avant (aux temps préhistoriques), il faut mentionner que pour les Grecs de l'Antiquité, la poésie est une technique qui s'accompagne de musique; seule la poésie est un "art", qu'elle prenne la forme du poème ou de la tragédie, du dithyrambe ou de l'épopée. La poésie et la musique -- et la poésie est une sorte de musique chantée, de chant -- sont à l'âme ce que la gymnastique est au corps. Quand Platon parle d'expulser les poètes de la Cité, c'est parce qu'ils ne sont pas assez "artistes", c'est-à-dire pas assez philosophes -- et peut-être pas assez athlètes (dans leur imitation)...
Au Moyen-Âge, la poésie continue de dominer et elle gagne même d'autres formes comme le roman; mais c'est seulement à la Renaissance, au moment où l'artiste remplace l'artisan et où l'écrivain devient un artiste, que la littérature accède à l'art, sous la poussée même du roman; elle résulte de la rencontre de la graphie et de la typographie, de l'écriture et du livre, livre qui avait pourtant précédé l'invention de l'imprimerie. Cela veut dire qu'il n'y a pas vraiment de littérature orale, mais une littérature écrite d'expression orale (au Moyen-Âge).
Alain Viala. Naissance de l'écrivain....
L. Febvre et H.J. Martin. L'apparition du livre. Albin Michel.
A. M. Boyer. Le livre. Larousse.
Études françaises, Volume 18, numéro 2 : "L'objet-livre".
[Pour des références complètes, cf. Bibliographie de pragrammatique sur ce même site].
Le terme "littérature"
Le terme "littérature" n'a pas toujours eu la même signification que l'on lui (re)connaît aujourd'hui :
1°) Au XVIe siècle, "littérature" veut dire "culture", culture du lettré : érudition; c'est la connaissance des lettres mais aussi des sciences; c'est une somme de lectures. Ainsi, dit-on à l'époque, "avoir de la littérature" : c'est un avoir.
2°) Au XVIIIe siècle, "littérature" désigne la condition de l'écrivain, soit :
a) le monde des lettres;
b) la carrière des lettres;
c) l'industrie des lettres.
C'est un devenir : le devenir-artiste de l'écrivain.
3°) À partir du XIXe siècle, "littérature" devient plus ou moins synonyme de "belles-lettres" (les lettres et les humanités par rapport aux sciences qui s'autonomisent) :
a) c'est l'art de l'expression intellectuelle (éloquence, poésie);
b) c'est l'art d'écrire des oeuvres qui durent;
c) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres arts;
d) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres techniques d'écriture (théologie, philosophie, science, etc.).
D'une part, c'est une activité (une existence technique); d'autre part, c'est un être (une essence esthétique) plutôt qu'un état (la condition ou la qualité de l'homme de lettres en sa culture et en son érudition). La littérature se trouve alors réduite à l'écriture, voire à l'écriture de fiction (depuis la Révolution française) et, de plus en plus, à la fiction romanesque.
4°) Au XXe siècle, Escarpit considère que la littérature est l'ensemble de la production littéraire incluant les faits littéraires : c'est donc un objet d'étude, un corpus d'oeuvres consacrées, c'est-à-dire enseignées par les intellectuels, professeurs ou autres (selon Barthes).
Robert Escarpit dans Le littéraire et le social, p. 259-272 et dans Littérature et genres littéraires, p. 7-15.
LE RÉGIME SOCIO-HISTORIQUE DE L'ARCHI-TEXTE
A) LE DISCOURS INSTITUTIONNEL
Le discours institutionnel est la conception du parcours littéraire (ou du récit constitutionnel) qui est proposée par l'esthétique transcendante de l'agréable (ou du bon) et du beau, l'esthétique du goût et du plaisir constitutive d'une métaphysique de l'art jusqu'en histoire et en critique littéraire.
Jean-Marc Lemelin. «La communication de l'art ou De l'esthétique» dans La signature du spectacle ou de la communication. Ponctuations II. Ponctuation. Montréal; 1984 (208 p.) [p. 17-58].
1) L'ESTHÉTIQUE LITTÉRAIRE
Nous pouvons proposer que, chez les Grecs de l'Antiquité, l'esthétique est le lien entre la technique et la métaphysique : elle est le devenir-technique de la métaphysique et le devenir-métaphysique de la technique; elle est inséparable de la dialectique et ainsi de la politique, qui est l'art des arts. La dialectique est l'art -- la tekhnê -- de dialoguer et de persuader, de convaincre et donc de vaincre l'adversaire; elle est mise en scène dans et par l'éloquence; aussi a-t-elle les pieds dans la rhétorique, qui est l'art du discours en général et qui inclut la poétique, celle-ci étant alors l'art -- le métier et ses règles -- d'un discours comme la poésie (à ne pas confondre avec le poème, puisqu'on la retrouve autant dans la tragédie et l'épopée).
Au Moyen-Âge, la dialectique et la rhétorique font partie du trivium, avec la grammaire; le trivium et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique) constituent les sept arts libéraux enseignés dans les facultés des arts. Au XVIIe siècle, la rhétorique commence à être dissociée de la logique (l'art de penser) et de la grammaire (l'art de parler et d'écrire) par la modernité de la pensée cartésienne; elle n'est plus un art (une pratique) et elle devient une théorie des figures de discours ou de style : elle est maintenant réduite à une théorie des tropes, à une tropologie, à une rhétorique restreinte, alors qu'elle avait été généralisée jusqu'à l'époque des collèges classiques. Au XVIIIe siècle, par Kant, et au XIXe, par Hegel, la dialectique est déplatonisée -- avant d'être marxisée, par Marx, Engels, Lénine et Staline : la politique moderne (ou postmoderne) est sans doute l'échec de la dialectique des Anciens...
Revenons à l'esthétique comme discours qui constitue et institue l'art comme art, la littérature comme littérature. Pour l'esthétique, l'art a une essence, une valeur en soi, une valeur d'usage; cette valeur (ou son concept ontologique), c'est la beauté comme synonyme de vérité et de liberté; en somme, la beauté est un concept éthique avant d'être esthétique. L'esthétique est à l'art ce que l'épistémologie est à la science : elle en est la réification, la réduction à une chose, à un artefact.
Distinguons cinq esthétiques :
1°) Pour l'esthétique objective, il y a une réalité extérieure à la pensée, une réalité objective dont l'art (la littérature) est le reflet : plus le reflet est exact, plus il y a réflexion passive ou active de la réalité par une oeuvre, plus celle-ci est réaliste, plus elle a de la valeur. À l'esthétique objective du contenu (thématique) conduisant au réalisme, correspond l'esthétique objective de l'expression (stylistique) conduisant au formalisme. La forme (l'expression) et le fond (le contenu) sont les catégories duelles fondamentales de l'esthétique (objective). Le réalisme socialiste, c'est-à-dire la soi-disant esthétique marxiste est une esthétique objective du contenu.
Avner Ziss. Éléments d'esthétique marxiste. Éditions de Moscou [surtout «Petit vocabulaire esthétique», p. 280-300].
2°) Pour l'esthétique positive, l'art est homologue (plutôt qu'analogue), comme sujet, à l'objet qu'est le monde ambiant ou environnant. Le développement de l'art est alors le développement conceptuel de l'histoire, de l'esprit, de la pensée. L'esthétique hégélienne -- et a fortiori l'esthétique aristotélicienne, contrairement à l'esthétique platonicienne (plutôt objective) -- est une telle esthétique positive en définissant l'art par un concept, par son propre concept (à réaliser ou à retrouver), et en séparant l'artistique et le politique tout en les réunissant dans le spirituel (l'Esprit absolu). Pour Hegel, il y a une hiérarchie des arts, du matériel au spirituel : l'art supérieur est l'art idéal et idéel, c'est l'art le plus éloigné du matériel (la matière et la nature), c'est l'art le plus raisonnable et le plus spirituel; c'est la poésie. Aux arts symboliques (la thèse) comme l'architecture, ont succédé les arts classiques (l'antithèse) comme la sculpture et, enfin, les arts romantiques (la synthèse) comme la poésie (musicale, théâtrale, littéraire). La poésie est elle-même hiérarchisée de l'épique au dramatique en passant par le lyrique : en ce sens, l'opéra de Wagner est l'art romantique par excellence. L'esthétique du jeune Lukacs (et de Goldmann) est elle aussi une esthétique positive (fondamentalement hégélienne).
3°) L'esthétique négative qui s'inscrit dans la dialectique négative d'Adorno et de Horkheimer et qui est inspirée de la théorie critique de l'École de Francfort à laquelle les deux appartenaient, repose sur une critique (kantienne) de la raison au profit d'une éthique du jugement, mais elle n'accède pas au statut d'esthétique transcendantale du sublime comme chez Kant. Pour Adorno, l'art a valeur de vérité parce qu'il est liberté et il est la négation de la totalité (la réalité, la société, l'aliénation, le fascisme) qui est fausseté.
4°) Pour l'esthétique subjective d'un Marcuse, l'art, comme subjectivité, a un potentiel révolutionnaire de transformation de l'objectivité.
5°) De Nietzsche à Lyotard et à Deleuze, se développe une esthétique affirmative, pour laquelle l'art n'est pas intentions mais intensités : pouvoir d'affirmation de la libido, du désir, de la force, de la volonté de puissance; cette esthétique s'oppose à la fois à l'esthétique objective de Platon et à l'esthétique positive de Hegel, mais pas à l'esthétique négative et à l'esthétique subjective.
L'esthétique (objective ou positive) est la philosophie spontanée (naïve, non critiquée) de la critique littéraire, qui est elle-même la philosophie spontanée de la littérature (réaliste ou formaliste). L'esthétique se retrouve ainsi dans les trois illusions de la critique littéraire dénoncées par Macherey :
1°) L'illusion empirique (ou naturelle) -- l'illusion de l'induction, selon nous -- prend l'oeuvre comme acquise et clôturée par l'ouvrage, comme un étant donné, comme un état de fait; elle ne questionne pas le corpus et elle clôture le texte en réduisant la littérature à l'écriture; elle explique l'oeuvre par l'auteur individuel (l'écrivain) ou par l'auteur collectif (la société, la classe, le groupe, le sexe). Le critique empiriste se fait le complice de l'écrivain en suggérant que ce sont les auteurs et les oeuvres qui font la littérature, alors que c'est la littérature -- l'art, la tradition, l'histoire, la critique -- qui fait les auteurs et les oeuvres.
2°) L'illusion normative (ou virtuelle) -- l'illusion de la déduction, encore selon nous -- corrige l'oeuvre selon un modèle esthétique, éthique, idéologique; elle la soumet à une norme, à un code, à un(e)mode; elle refait l'oeuvre en la restreignant à une lecture idéologique, en réduisant la littérature à l'idéologie. Expliquant l'oeuvre par un lecteur naïf, le critique magistrat (journaliste) se fait alors le maître de l'écrivain.
3°) L'illusion interprétative (ou culturelle) actualise ou réalise les deux autres illusions en une herméneutique qui met en oeuvre les couples duels de catégories esthétiques ou métaphysiques : fond/forme, intériorité/extériorité, inspiration/improvisation, etc. Elle explique l'oeuvre par l'oeuvre, mais en postulant que l'oeuvre à un sens (secret, caché) en soi et que la lecture ne fait que le découvrir, le dévoiler, le révéler (ou le trahir); le sens se trouve alors réduit à la signification. L'interprète se fait interprêtre, c'est-à-dire esclave ou disciple, voire complice, de l'oeuvre même, substituant l'explicitation (herméneutique dans sa genèse et son exégèse) à l'explication (sémiotique), l'interprêtrise (psychologique) à l'interprétation(métapsychologique).
Pierre Macherey. Pour une théorie de la production littéraire.
Nicos Hadjinicolaou. Histoire de l'art et conscience de classe.
2) L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
Pendant très longtemps, les études littéraires se sont confondues avec l'histoire littéraire, celle-ci consistant à raconter après coup ce qu'elle considère être la littérature, à en faire l'historique; en France, après la Révolution, l'histoire littéraire s'est affairée à constituer un ensemble d'écrits en littérature nationale et la littérature en un art, en établissant un corpus d'oeuvres connus et de chefs-d'oeuvre reconnus, selon divers critères :
1°) la langue écrite : le français et non d'autres langues parlées sur le territoire français;
2°) l'époque : le Moyen-Âge, la Renaissance, le Classicisme et les Lumières avant la Révolution et la Modernité depuis;
3°) l'école (ou le courant);
4°) le genre : la non-fiction et la fiction, le poème et le roman ou les autres formes romanesques (nouvelle, conte), la pièce de théâtre, les écrits intimes ou autobiographiques, etc.;
5°) le style : variable d'une oeuvre ou d'un auteur à l'autre;
6°) l'auteur lui-même : sa vie et son oeuvre.
L'histoire littéraire cherche, à travers ces différents critères, à établir un répertoire d'oeuvres et un palmarès d'auteurs; elle fait donc l'inventaire ou la nomenclature des oeuvres et elle opère des classements : elle classe en tendances, en courants, en écoles, en genres, en styles, en thèmes, en influences, etc. Pour l'histoire littéraire, l'objet des études littéraires, c'est le corpus à constituer ou à reconstituer, à instituer, à ficher dans les annales et les archives et dont il faut rendre compte dans des bibliographies et des monographies ou dans des anthologies et des manuels. Pour l'histoire littéraire, la littérature est d'abord et avant tout ce qui se retrouve à la bibliothèque ou ce qui doit s'y retrouver; c'est là qu'on la cherche et qu'on la trouve.
3) LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
a) La critique historique
Inséparable de l'histoire littéraire, la critique historique est une approche externe ou extérieure, transcendante par rapport aux textes; c'est une critique qui est parfois normative ou prescriptive (corrective), selon une idéologie religieuse, morale, politique ou autre. C'est une critique adjective, en ce sens qu'elle ajoute beaucoup au texte par la paraphrase, qu'elle multiplie les intermédiaires et les médiations entre l'auteur et le texte ou entre le texte et le lecteur et qu'elle fonctionne surtout à l'épithète. C'est une critique génétique; c'est la genèse, c'est-à-dire l'origine et l'historique de l'oeuvre, qui mobilise toute son énergie et trouve son aboutissement ultime dans l'édition critique. La critique historique ou génétique, que l'on appelle aussi "ancienne critique", peut être philologique ou psychologique.
1°) La critique philologique
La critique philologique est une critique académique d'érudition. Devant l'affluence, l'abondance, des oeuvres, il lui faut faire appel à la bibliographie. La critique bibliographique consiste à faire l'inventaire de ce qui se publie et à le répertorier dans les manuels, les anthologies, les dictionnaires, les encyclopédies, etc. La critique philologique doit aussi faire appel à l'historiographie. La critique historiographique examine les différents états d'un texte, de la première version ou des premiers manuscrits à l'édition originale (ou princeps) et aux autres éditions; il lui faut donc comparer les notes, les projets, les plans, les ébauches, les brouillons, les remaniements, les corrections, les scolies, les ajouts ou les coupures d'un version à l'autre : c'est l'avant-texte qui l'intéresse et qui est le moyen d'établir une édition critique. Elle peut aussi s'attarder aux influences entre les oeuvres ou entre les auteurs et s'inscrire ainsi dans l'histoire des idées et des mentalités.
La critique philologique, de la bibliographie à l'historiographie, se préoccupe du style de l'oeuvre et elle favorise la publication de thèses, de mémoires, de journaux intimes, de correspondances, contribuant ainsi à la gloire des auteurs et sous le prétexte que c'est le hors-texte (les textes d'accompagnement) qui explique ou éclaire le texte.
2°) La critique psychologique
La critique philologique est souvent complétée ou relayée par la critique psychologique, qui lui sert d'exégèse et qui est une critique sentimentale de vulgarisation. Très souvent, la critique psychologique est une critique biographique, pour ne pas dire hagiographique : elle parle plus des auteurs que des oeuvres. La critique psychologique peut autant faire appel à la démagogie, dans le pire des cas, qu'à la pédagogie, dans le meilleur des cas. La critique démagogique domine la critique journalistique : le journal fait passer la propagande pour de l'information, la promotion pour de l'opinion, la publicité pour de la popularité. C'est souvent une anecdote à propos de l'auteur ou l'aventure du texte qui lui sert de fil conducteur. Du journal au magazine, la différence n'est que quantitative : plus spectaculaire. L'auteur y est en quelque sorte le personnage ou l'acteur principal. La critique démagogique ne cherche pas à expliquer le texte mais à impliquer le lecteur en appliquant au texte trois ou quatre recettes de lecture : elle résume, elle répète, elle annonce, elle glorifie ou sacrifie...
C'est la philologie (de la genèse à l'exégèse) qui permet à la critique psychologique de se faire pédagogie. La critique pédagogique cherche à énoncer la littérature, à l'enseigner par la revue ou le manuel, plutôt qu'à renseigner sur elle; elle s'attarde surtout aux personnages, à leur caractère, à leur vraisemblance, etc.
La critique philologique (de la langue et du style) et la critique psychologique (des personnages et des thèmes) sont donc inséparables au sein de la critique historique ou génétique, qui consiste à amener la littérature à l'oeuvre, à recouvrir l'oeuvre du manteau de la littérature et à se (con)fondre ainsi avec une stylistique : pour la critique philologique, l'oeuvre c'est le style de l'auteur; pour la critique psychologique, le style de l'oeuvre c'est l'auteur. Répétons que «la philologie, ou la bibliographie, lit l'oeuvre dans la vie de l'auteur (écrivain et société, style et langue); la psychologie, ou la biographie, lit la vie de l'auteur (individuel ou collectif) dans l'oeuvre».
Jean-Marc Lemelin. «Les études littéraires» dans Le sens (p. 13-21, surtout p. 17).
b) La critique herméneutique
L'ancienne critique allie donc l'érudition philologique et la vulgarisation psychologique : elle interprète surtout l'oeuvre par l'auteur; la "nouvelle critique" ou la critique herméneutique interprète plutôt l'auteur par l'oeuvre. C'est une critique qui s'avoue plus subjective; mais son approche est plus interne que celle de la critique historique; l'exégèse l'occupe davantage que la genèse. Au sein de la critique herméneutique, nous distinguerons la critique symbolique et la critique thématique.
1°) La critique symbolique
La critique symbolique considère que les thèmes se réalisent dans des images, dans l'imaginaire ou l'imagerie d'une oeuvre, sous la forme de symboles; symboles qui peuvent, par exemple, tenir des quatre éléments de la nature.
Gaston Bachelard.
Gilbert Durand.
Si ces symboles tiennent des mythes, il est alors possible de parler de la critique symbolique comme d'une mythocritique empruntant à la mythologie et à l'ethnologie.
Georges Dumézil.
Northrop Frye.
Mircea Eliade.
Roger Caillois.
Claude Lévi-Strauss.
Si les symboles sont attachés à des complexes, il est possible de parler de la critique symbolique comme d'une psychocritique, aussi souvent d'inspiration jungienne que freudienne.
Charles Mauron.
Marie Bonaparte.
Marthe Robert.
Gérard Bessette.
2°) La critique thématique
Pour la critique thématique, il y a toutes sortes de thèmes mythiques ou psychiques, mythologiques ou psychologiques, sociologiques ou philosophiques, psycho-sociaux ou socio-historiques (religieux, moraux, etc.). Le thème peut être conscient, préconscient ou subconscient; ce peut être une catégorie ou une forme a priori comme l'espace et le temps. Parfois la thématique et la symbolique sont réunies.
Georges Poulet.
Jean-Pierre Richard.
Jean-Paul Weber.
Jean Starobinski.
Jean Rousset.
André Brochu.
Lorsque la thématique rassemble surtout des thèmes philosophiques (ontologiques, phénoménologiques) ou des thèmes théologiques, il y a lieu de parler de philocritique.
Georges Bataille.
Pierre Klossowski.
Maurice Blanchot.
Jean-Paul Sartre.
Serge Doubrovski.
Alors que la philocritique est plus ou moins rattachée à la philosophie existentialiste, la sociocritique l'est plutôt à la philosophie socialiste ou communiste et nous allons maintenant nous attarder davantage à la critique sociologique, dont fait partie la sociocritique.
B) DU DISCOURS AU PARCOURS : L'HISTOIRE ET LA DIALECTIQUE
L'esthétique littéraire, l'histoire littéraire et la critique littéraire dont il a été question jusqu'ici contribuent à l'institutionnalisation de la littérature, à la constitution de l'institution littéraire, comme rencontre du corps (professionnel, professoral, intellectuel) et du texte; rencontre qui va conduire au corpus. La critique sociologique, la critique socio-historique et la théorie critique ont quelque chose d'anti-institutionnel ou de contre-institutionnel -- cela ne veut pas dire non-institutionnel -- en ce qu'elles se réclament d'autres institutions, d'autres appareils d'institution et d'autres appareils (politiques ou idéologiques).
La littérature est art et langage : c'est un système esthétique -- le texte -- impliquant un registre rhétorique de genres, de styles ou de figures et un régime socio-historique -- l'archi-texte -- impliquant un récit constitutionnel (ou un parcours), qui inclut lui-même un discours institutionnel. Qui dit art dit technique; qui dit langage dit grammaire; qui dit technique et grammaire dit tekhnê : poiêsis et physis. Le système esthétique fait de la littérature un art; le régime socio-historique en fait un métier : la littérature devient un art quand les artisans deviennent des artistes; mais c'est l'origine de l'(oeuvre d')art qui est l'origine des artistes.
Martin Heidegger : «L'origine de l'oeuvre d'art» dans Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard nrf (Classiques de la philosophie). Paris; 1962 [1950] (320 - 2 p.) [p. 11-68].
Sans admettre qu'il faille parler d'art chez les Grecs ou chez les Égyptiens et surtout avant (aux temps préhistoriques), il faut mentionner que pour les Grecs de l'Antiquité, la poésie est une technique qui s'accompagne de musique; seule la poésie est un "art", qu'elle prenne la forme du poème ou de la tragédie, du dithyrambe ou de l'épopée. La poésie et la musique -- et la poésie est une sorte de musique chantée, de chant -- sont à l'âme ce que la gymnastique est au corps. Quand Platon parle d'expulser les poètes de la Cité, c'est parce qu'ils ne sont pas assez "artistes", c'est-à-dire pas assez philosophes -- et peut-être pas assez athlètes (dans leur imitation)...
Au Moyen-Âge, la poésie continue de dominer et elle gagne même d'autres formes comme le roman; mais c'est seulement à la Renaissance, au moment où l'artiste remplace l'artisan et où l'écrivain devient un artiste, que la littérature accède à l'art, sous la poussée même du roman; elle résulte de la rencontre de la graphie et de la typographie, de l'écriture et du livre, livre qui avait pourtant précédé l'invention de l'imprimerie. Cela veut dire qu'il n'y a pas vraiment de littérature orale, mais une littérature écrite d'expression orale (au Moyen-Âge).
Alain Viala. Naissance de l'écrivain....
L. Febvre et H.J. Martin. L'apparition du livre. Albin Michel.
A. M. Boyer. Le livre. Larousse.
Études françaises, Volume 18, numéro 2 : "L'objet-livre".
[Pour des références complètes, cf. Bibliographie de pragrammatique sur ce même site].
Le terme "littérature"
Le terme "littérature" n'a pas toujours eu la même signification que l'on lui (re)connaît aujourd'hui :
1°) Au XVIe siècle, "littérature" veut dire "culture", culture du lettré : érudition; c'est la connaissance des lettres mais aussi des sciences; c'est une somme de lectures. Ainsi, dit-on à l'époque, "avoir de la littérature" : c'est un avoir.
2°) Au XVIIIe siècle, "littérature" désigne la condition de l'écrivain, soit :
a) le monde des lettres;
b) la carrière des lettres;
c) l'industrie des lettres.
C'est un devenir : le devenir-artiste de l'écrivain.
3°) À partir du XIXe siècle, "littérature" devient plus ou moins synonyme de "belles-lettres" (les lettres et les humanités par rapport aux sciences qui s'autonomisent) :
a) c'est l'art de l'expression intellectuelle (éloquence, poésie);
b) c'est l'art d'écrire des oeuvres qui durent;
c) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres arts;
d) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres techniques d'écriture (théologie, philosophie, science, etc.).
D'une part, c'est une activité (une existence technique); d'autre part, c'est un être (une essence esthétique) plutôt qu'un état (la condition ou la qualité de l'homme de lettres en sa culture et en son érudition). La littérature se trouve alors réduite à l'écriture, voire à l'écriture de fiction (depuis la Révolution française) et, de plus en plus, à la fiction romanesque.
4°) Au XXe siècle, Escarpit considère que la littérature est l'ensemble de la production littéraire incluant les faits littéraires : c'est donc un objet d'étude, un corpus d'oeuvres consacrées, c'est-à-dire enseignées par les intellectuels, professeurs ou autres (selon Barthes).
Robert Escarpit dans Le littéraire et le social, p. 259-272 et dans Littérature et genres littéraires, p. 7-15.
LE RÉGIME SOCIO-HISTORIQUE DE L'ARCHI-TEXTE
A) LE DISCOURS INSTITUTIONNEL
Le discours institutionnel est la conception du parcours littéraire (ou du récit constitutionnel) qui est proposée par l'esthétique transcendante de l'agréable (ou du bon) et du beau, l'esthétique du goût et du plaisir constitutive d'une métaphysique de l'art jusqu'en histoire et en critique littéraire.
Jean-Marc Lemelin. «La communication de l'art ou De l'esthétique» dans La signature du spectacle ou de la communication. Ponctuations II. Ponctuation. Montréal; 1984 (208 p.) [p. 17-58].
1) L'ESTHÉTIQUE LITTÉRAIRE
Nous pouvons proposer que, chez les Grecs de l'Antiquité, l'esthétique est le lien entre la technique et la métaphysique : elle est le devenir-technique de la métaphysique et le devenir-métaphysique de la technique; elle est inséparable de la dialectique et ainsi de la politique, qui est l'art des arts. La dialectique est l'art -- la tekhnê -- de dialoguer et de persuader, de convaincre et donc de vaincre l'adversaire; elle est mise en scène dans et par l'éloquence; aussi a-t-elle les pieds dans la rhétorique, qui est l'art du discours en général et qui inclut la poétique, celle-ci étant alors l'art -- le métier et ses règles -- d'un discours comme la poésie (à ne pas confondre avec le poème, puisqu'on la retrouve autant dans la tragédie et l'épopée).
Au Moyen-Âge, la dialectique et la rhétorique font partie du trivium, avec la grammaire; le trivium et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique) constituent les sept arts libéraux enseignés dans les facultés des arts. Au XVIIe siècle, la rhétorique commence à être dissociée de la logique (l'art de penser) et de la grammaire (l'art de parler et d'écrire) par la modernité de la pensée cartésienne; elle n'est plus un art (une pratique) et elle devient une théorie des figures de discours ou de style : elle est maintenant réduite à une théorie des tropes, à une tropologie, à une rhétorique restreinte, alors qu'elle avait été généralisée jusqu'à l'époque des collèges classiques. Au XVIIIe siècle, par Kant, et au XIXe, par Hegel, la dialectique est déplatonisée -- avant d'être marxisée, par Marx, Engels, Lénine et Staline : la politique moderne (ou postmoderne) est sans doute l'échec de la dialectique des Anciens...
Revenons à l'esthétique comme discours qui constitue et institue l'art comme art, la littérature comme littérature. Pour l'esthétique, l'art a une essence, une valeur en soi, une valeur d'usage; cette valeur (ou son concept ontologique), c'est la beauté comme synonyme de vérité et de liberté; en somme, la beauté est un concept éthique avant d'être esthétique. L'esthétique est à l'art ce que l'épistémologie est à la science : elle en est la réification, la réduction à une chose, à un artefact.
Distinguons cinq esthétiques :
1°) Pour l'esthétique objective, il y a une réalité extérieure à la pensée, une réalité objective dont l'art (la littérature) est le reflet : plus le reflet est exact, plus il y a réflexion passive ou active de la réalité par une oeuvre, plus celle-ci est réaliste, plus elle a de la valeur. À l'esthétique objective du contenu (thématique) conduisant au réalisme, correspond l'esthétique objective de l'expression (stylistique) conduisant au formalisme. La forme (l'expression) et le fond (le contenu) sont les catégories duelles fondamentales de l'esthétique (objective). Le réalisme socialiste, c'est-à-dire la soi-disant esthétique marxiste est une esthétique objective du contenu.
Avner Ziss. Éléments d'esthétique marxiste. Éditions de Moscou [surtout «Petit vocabulaire esthétique», p. 280-300].
2°) Pour l'esthétique positive, l'art est homologue (plutôt qu'analogue), comme sujet, à l'objet qu'est le monde ambiant ou environnant. Le développement de l'art est alors le développement conceptuel de l'histoire, de l'esprit, de la pensée. L'esthétique hégélienne -- et a fortiori l'esthétique aristotélicienne, contrairement à l'esthétique platonicienne (plutôt objective) -- est une telle esthétique positive en définissant l'art par un concept, par son propre concept (à réaliser ou à retrouver), et en séparant l'artistique et le politique tout en les réunissant dans le spirituel (l'Esprit absolu). Pour Hegel, il y a une hiérarchie des arts, du matériel au spirituel : l'art supérieur est l'art idéal et idéel, c'est l'art le plus éloigné du matériel (la matière et la nature), c'est l'art le plus raisonnable et le plus spirituel; c'est la poésie. Aux arts symboliques (la thèse) comme l'architecture, ont succédé les arts classiques (l'antithèse) comme la sculpture et, enfin, les arts romantiques (la synthèse) comme la poésie (musicale, théâtrale, littéraire). La poésie est elle-même hiérarchisée de l'épique au dramatique en passant par le lyrique : en ce sens, l'opéra de Wagner est l'art romantique par excellence. L'esthétique du jeune Lukacs (et de Goldmann) est elle aussi une esthétique positive (fondamentalement hégélienne).
3°) L'esthétique négative qui s'inscrit dans la dialectique négative d'Adorno et de Horkheimer et qui est inspirée de la théorie critique de l'École de Francfort à laquelle les deux appartenaient, repose sur une critique (kantienne) de la raison au profit d'une éthique du jugement, mais elle n'accède pas au statut d'esthétique transcendantale du sublime comme chez Kant. Pour Adorno, l'art a valeur de vérité parce qu'il est liberté et il est la négation de la totalité (la réalité, la société, l'aliénation, le fascisme) qui est fausseté.
4°) Pour l'esthétique subjective d'un Marcuse, l'art, comme subjectivité, a un potentiel révolutionnaire de transformation de l'objectivité.
5°) De Nietzsche à Lyotard et à Deleuze, se développe une esthétique affirmative, pour laquelle l'art n'est pas intentions mais intensités : pouvoir d'affirmation de la libido, du désir, de la force, de la volonté de puissance; cette esthétique s'oppose à la fois à l'esthétique objective de Platon et à l'esthétique positive de Hegel, mais pas à l'esthétique négative et à l'esthétique subjective.
L'esthétique (objective ou positive) est la philosophie spontanée (naïve, non critiquée) de la critique littéraire, qui est elle-même la philosophie spontanée de la littérature (réaliste ou formaliste). L'esthétique se retrouve ainsi dans les trois illusions de la critique littéraire dénoncées par Macherey :
1°) L'illusion empirique (ou naturelle) -- l'illusion de l'induction, selon nous -- prend l'oeuvre comme acquise et clôturée par l'ouvrage, comme un étant donné, comme un état de fait; elle ne questionne pas le corpus et elle clôture le texte en réduisant la littérature à l'écriture; elle explique l'oeuvre par l'auteur individuel (l'écrivain) ou par l'auteur collectif (la société, la classe, le groupe, le sexe). Le critique empiriste se fait le complice de l'écrivain en suggérant que ce sont les auteurs et les oeuvres qui font la littérature, alors que c'est la littérature -- l'art, la tradition, l'histoire, la critique -- qui fait les auteurs et les oeuvres.
2°) L'illusion normative (ou virtuelle) -- l'illusion de la déduction, encore selon nous -- corrige l'oeuvre selon un modèle esthétique, éthique, idéologique; elle la soumet à une norme, à un code, à un(e)mode; elle refait l'oeuvre en la restreignant à une lecture idéologique, en réduisant la littérature à l'idéologie. Expliquant l'oeuvre par un lecteur naïf, le critique magistrat (journaliste) se fait alors le maître de l'écrivain.
3°) L'illusion interprétative (ou culturelle) actualise ou réalise les deux autres illusions en une herméneutique qui met en oeuvre les couples duels de catégories esthétiques ou métaphysiques : fond/forme, intériorité/extériorité, inspiration/improvisation, etc. Elle explique l'oeuvre par l'oeuvre, mais en postulant que l'oeuvre à un sens (secret, caché) en soi et que la lecture ne fait que le découvrir, le dévoiler, le révéler (ou le trahir); le sens se trouve alors réduit à la signification. L'interprète se fait interprêtre, c'est-à-dire esclave ou disciple, voire complice, de l'oeuvre même, substituant l'explicitation (herméneutique dans sa genèse et son exégèse) à l'explication (sémiotique), l'interprêtrise (psychologique) à l'interprétation(métapsychologique).
Pierre Macherey. Pour une théorie de la production littéraire.
Nicos Hadjinicolaou. Histoire de l'art et conscience de classe.
2) L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
Pendant très longtemps, les études littéraires se sont confondues avec l'histoire littéraire, celle-ci consistant à raconter après coup ce qu'elle considère être la littérature, à en faire l'historique; en France, après la Révolution, l'histoire littéraire s'est affairée à constituer un ensemble d'écrits en littérature nationale et la littérature en un art, en établissant un corpus d'oeuvres connus et de chefs-d'oeuvre reconnus, selon divers critères :
1°) la langue écrite : le français et non d'autres langues parlées sur le territoire français;
2°) l'époque : le Moyen-Âge, la Renaissance, le Classicisme et les Lumières avant la Révolution et la Modernité depuis;
3°) l'école (ou le courant);
4°) le genre : la non-fiction et la fiction, le poème et le roman ou les autres formes romanesques (nouvelle, conte), la pièce de théâtre, les écrits intimes ou autobiographiques, etc.;
5°) le style : variable d'une oeuvre ou d'un auteur à l'autre;
6°) l'auteur lui-même : sa vie et son oeuvre.
L'histoire littéraire cherche, à travers ces différents critères, à établir un répertoire d'oeuvres et un palmarès d'auteurs; elle fait donc l'inventaire ou la nomenclature des oeuvres et elle opère des classements : elle classe en tendances, en courants, en écoles, en genres, en styles, en thèmes, en influences, etc. Pour l'histoire littéraire, l'objet des études littéraires, c'est le corpus à constituer ou à reconstituer, à instituer, à ficher dans les annales et les archives et dont il faut rendre compte dans des bibliographies et des monographies ou dans des anthologies et des manuels. Pour l'histoire littéraire, la littérature est d'abord et avant tout ce qui se retrouve à la bibliothèque ou ce qui doit s'y retrouver; c'est là qu'on la cherche et qu'on la trouve.
3) LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
a) La critique historique
Inséparable de l'histoire littéraire, la critique historique est une approche externe ou extérieure, transcendante par rapport aux textes; c'est une critique qui est parfois normative ou prescriptive (corrective), selon une idéologie religieuse, morale, politique ou autre. C'est une critique adjective, en ce sens qu'elle ajoute beaucoup au texte par la paraphrase, qu'elle multiplie les intermédiaires et les médiations entre l'auteur et le texte ou entre le texte et le lecteur et qu'elle fonctionne surtout à l'épithète. C'est une critique génétique; c'est la genèse, c'est-à-dire l'origine et l'historique de l'oeuvre, qui mobilise toute son énergie et trouve son aboutissement ultime dans l'édition critique. La critique historique ou génétique, que l'on appelle aussi "ancienne critique", peut être philologique ou psychologique.
1°) La critique philologique
La critique philologique est une critique académique d'érudition. Devant l'affluence, l'abondance, des oeuvres, il lui faut faire appel à la bibliographie. La critique bibliographique consiste à faire l'inventaire de ce qui se publie et à le répertorier dans les manuels, les anthologies, les dictionnaires, les encyclopédies, etc. La critique philologique doit aussi faire appel à l'historiographie. La critique historiographique examine les différents états d'un texte, de la première version ou des premiers manuscrits à l'édition originale (ou princeps) et aux autres éditions; il lui faut donc comparer les notes, les projets, les plans, les ébauches, les brouillons, les remaniements, les corrections, les scolies, les ajouts ou les coupures d'un version à l'autre : c'est l'avant-texte qui l'intéresse et qui est le moyen d'établir une édition critique. Elle peut aussi s'attarder aux influences entre les oeuvres ou entre les auteurs et s'inscrire ainsi dans l'histoire des idées et des mentalités.
La critique philologique, de la bibliographie à l'historiographie, se préoccupe du style de l'oeuvre et elle favorise la publication de thèses, de mémoires, de journaux intimes, de correspondances, contribuant ainsi à la gloire des auteurs et sous le prétexte que c'est le hors-texte (les textes d'accompagnement) qui explique ou éclaire le texte.
2°) La critique psychologique
La critique philologique est souvent complétée ou relayée par la critique psychologique, qui lui sert d'exégèse et qui est une critique sentimentale de vulgarisation. Très souvent, la critique psychologique est une critique biographique, pour ne pas dire hagiographique : elle parle plus des auteurs que des oeuvres. La critique psychologique peut autant faire appel à la démagogie, dans le pire des cas, qu'à la pédagogie, dans le meilleur des cas. La critique démagogique domine la critique journalistique : le journal fait passer la propagande pour de l'information, la promotion pour de l'opinion, la publicité pour de la popularité. C'est souvent une anecdote à propos de l'auteur ou l'aventure du texte qui lui sert de fil conducteur. Du journal au magazine, la différence n'est que quantitative : plus spectaculaire. L'auteur y est en quelque sorte le personnage ou l'acteur principal. La critique démagogique ne cherche pas à expliquer le texte mais à impliquer le lecteur en appliquant au texte trois ou quatre recettes de lecture : elle résume, elle répète, elle annonce, elle glorifie ou sacrifie...
C'est la philologie (de la genèse à l'exégèse) qui permet à la critique psychologique de se faire pédagogie. La critique pédagogique cherche à énoncer la littérature, à l'enseigner par la revue ou le manuel, plutôt qu'à renseigner sur elle; elle s'attarde surtout aux personnages, à leur caractère, à leur vraisemblance, etc.
La critique philologique (de la langue et du style) et la critique psychologique (des personnages et des thèmes) sont donc inséparables au sein de la critique historique ou génétique, qui consiste à amener la littérature à l'oeuvre, à recouvrir l'oeuvre du manteau de la littérature et à se (con)fondre ainsi avec une stylistique : pour la critique philologique, l'oeuvre c'est le style de l'auteur; pour la critique psychologique, le style de l'oeuvre c'est l'auteur. Répétons que «la philologie, ou la bibliographie, lit l'oeuvre dans la vie de l'auteur (écrivain et société, style et langue); la psychologie, ou la biographie, lit la vie de l'auteur (individuel ou collectif) dans l'oeuvre».
Jean-Marc Lemelin. «Les études littéraires» dans Le sens (p. 13-21, surtout p. 17).
b) La critique herméneutique
L'ancienne critique allie donc l'érudition philologique et la vulgarisation psychologique : elle interprète surtout l'oeuvre par l'auteur; la "nouvelle critique" ou la critique herméneutique interprète plutôt l'auteur par l'oeuvre. C'est une critique qui s'avoue plus subjective; mais son approche est plus interne que celle de la critique historique; l'exégèse l'occupe davantage que la genèse. Au sein de la critique herméneutique, nous distinguerons la critique symbolique et la critique thématique.
1°) La critique symbolique
La critique symbolique considère que les thèmes se réalisent dans des images, dans l'imaginaire ou l'imagerie d'une oeuvre, sous la forme de symboles; symboles qui peuvent, par exemple, tenir des quatre éléments de la nature.
Gaston Bachelard.
Gilbert Durand.
Si ces symboles tiennent des mythes, il est alors possible de parler de la critique symbolique comme d'une mythocritique empruntant à la mythologie et à l'ethnologie.
Georges Dumézil.
Northrop Frye.
Mircea Eliade.
Roger Caillois.
Claude Lévi-Strauss.
Si les symboles sont attachés à des complexes, il est possible de parler de la critique symbolique comme d'une psychocritique, aussi souvent d'inspiration jungienne que freudienne.
Charles Mauron.
Marie Bonaparte.
Marthe Robert.
Gérard Bessette.
2°) La critique thématique
Pour la critique thématique, il y a toutes sortes de thèmes mythiques ou psychiques, mythologiques ou psychologiques, sociologiques ou philosophiques, psycho-sociaux ou socio-historiques (religieux, moraux, etc.). Le thème peut être conscient, préconscient ou subconscient; ce peut être une catégorie ou une forme a priori comme l'espace et le temps. Parfois la thématique et la symbolique sont réunies.
Georges Poulet.
Jean-Pierre Richard.
Jean-Paul Weber.
Jean Starobinski.
Jean Rousset.
André Brochu.
Lorsque la thématique rassemble surtout des thèmes philosophiques (ontologiques, phénoménologiques) ou des thèmes théologiques, il y a lieu de parler de philocritique.
Georges Bataille.
Pierre Klossowski.
Maurice Blanchot.
Jean-Paul Sartre.
Serge Doubrovski.
Alors que la philocritique est plus ou moins rattachée à la philosophie existentialiste, la sociocritique l'est plutôt à la philosophie socialiste ou communiste et nous allons maintenant nous attarder davantage à la critique sociologique, dont fait partie la sociocritique.
B) DU DISCOURS AU PARCOURS : L'HISTOIRE ET LA DIALECTIQUE
L'esthétique littéraire, l'histoire littéraire et la critique littéraire dont il a été question jusqu'ici contribuent à l'institutionnalisation de la littérature, à la constitution de l'institution littéraire, comme rencontre du corps (professionnel, professoral, intellectuel) et du texte; rencontre qui va conduire au corpus. La critique sociologique, la critique socio-historique et la théorie critique ont quelque chose d'anti-institutionnel ou de contre-institutionnel -- cela ne veut pas dire non-institutionnel -- en ce qu'elles se réclament d'autres institutions, d'autres appareils d'institution et d'autres appareils (politiques ou idéologiques).